
Aujourd’hui, l’on s’accommode de tout et les mauvaises choses – chez nous –semblent avoir la part vraiment belle, parce qu’elles ne dérangent plus personne. Au contraire, elles font désormais partie de notre quotidien.
Je ne vais pas parler de la circulation qui donne des maux de tête, encore moins des feux de la signalisation (inexistants) que les automobilistes ne respectent plus ou des vies humaines qui n’ont pas la moindre valeur aux yeux des preneurs de vies, ou des prisons qui sont de véritables passoires n’offrant aucune sécurité tant aux vigiles qu’aux prisonniers, eux-mêmes et encore moins aux policiers qui les avaient arrêtés, mais des trottoirs qui font, depuis un bail, office de marchés publics.
Sous le régime des tontons macoutes que l’on redoutait, les trottoirs étaient vraiment des espaces piétons, ils étaient propres, décents et servaient à la circulation des passants.
Aujourd’hui, ils sont devenus une vraie peau de chagrin parce qu’envahis de marchands (es), de garages publics, d’immondices et j’en passe. C’est l’endroit par excellence pour le commerce des fripiers (pèpè), parce que les marchés en tant que tels sont délaissés, l’insalubrité qui y règne, effraie les acheteurs potentiels et les en éloignent. Du coup, les rues et trottoirs deviennent une sorte d’alternative (palliative) et voilà pourquoi aujourd’hui, nous redoutons les promenades à pied – de peur d’être recouverts de poussière et de boues et d’avoir à traverser des montagnes de fatras et ça parait normal.
Encore faut-il que l’on retourne aux tontons macoutes aujourd’hui pour revoir des rues propres et dépoussiérées, parce que la liberté pour nous signifie l’absence des lois et de toute autre chose qui sert à régenter la conduite des gens.
J’ai le souvenir frais dans ma mémoire de Port-au-Prince avant 1986, c’était bien une Capitale et non ce mouroir détestable, crasseux et avili à souhait. Mon parrain habitait à Delmas 3 et c’était bien d’aller chez lui. Des arbres, il y en avait sur toute la route qui défilaient à toute allure dans des rues propres et je pouvais aussi voir des piétons se promener et deviser en toute sécurité – sans avoir eu à se boucher le nez ou porter un masque et vous savez pourquoi. C’était une ville en gestation qui se construisait petit à petit. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, c’est juste un souvenir.
Aujourd’hui, il est plus que normal qu’une femme se baisse et fait pipi en pleine rue devant monsieur tout le monde qui s’en accommode, c’est normal aussi qu’un homme se cherche un poteau pour dégager sa vessie ou de remplir les rues de fatras sans que personne ne lui dise mot, c’est normal. Le bizarre, ce serait la présence des vespasiennes dans les rues ou tomber sur des rues propres non défoncées.
Le bizarre serait que les marchands (es) regagnent les marchés publics et délaissent définitivement rues et trottoirs.
Le bizarre serait de revoir les piétons déambuler tranquillement sur les trottoirs et de savoir que les automobilistes ne rencontrent plus l’obstacle-marché public qui ralentit la circulation et qui provoque des embouteillages monstres.
Le bizarre serait aussi de voir déambuler dans les rues des personnes proprement vêtues et qui renvoient une autre image d’Haïti. Ce serait aussi de voir des maires responsables, avisés, et intelligents s’occuper des municipalités.
Le bizarre serait de voir la route de l’aéroport aseptiser de tout marché public et de savoir que des dispositions sont prises pour déloger tous ces squatteurs devant les banques, les églises et à chaque coin de rue, chose qui, malencontreusement, favorise l’insécurité dans nos rues .
Le bizarre serait que le normal reprenne son droit de cité et fasse disparaitre définitivement son alter ego de la circulation pour que le souffle d’avant 1986 réapproprie nos rues et trottoirs pour pouvoir – à nouveau – enchanter tout le monde.
L’individu s’accroche à son paraitre, à ce qui frappe l’attention et à tout ce qui saute aux yeux, du moment que ça renvoie une image positive et embellie de sa personne. Aussi, se prend-il à le soigner davantage pour aiguiser cette infime beauté sur laquelle repose toute sa confiance. Il doit en être de même pour nos rues et trottoirs qui reflètent déjà ce que nous sommes. Les tenir sales et crasseux renvoie cette même image de nous et nous fera voir sous ce joug pas du tout flatteur. Osons le dire et l’accepter pour que le bizarre ne joue plus à être normal et vice-versa, parce qu’entre eux, il doit toujours y avoir cette espèce d’abime qui marquera définitivement la rupture entre le cauchemar et la réalité.
Alberto Jean Gilles